29 avril : l’abbé Viliani a confessé l’Empereur.
Après des mois, l’Empereur a enfin consenti à recevoir Mme Bertrand. Il lui demande d’amener sa fille Hortense. Marchand croit que, par moments, il délire lorsqu’il lègue à son fils son domaine d’Ajaccio qui est imaginaire ou bien il veut qu’on selle son cheval. Nous avons dressé deux lits dans la bibliothèque pour les deux médecins, mais il refuse toujours de prendre potion ou aliment. Les deux meilleurs médecins de l’île, Shortt et Mitchell sont arrivés, prévenus par des signaux optiques. Ils prescrivent une dose de calomel et une potion calmante.
(Commentaire des chimistes : le mélange dans l’estomac de calomel et d’amandes amères devient du cyanure de mercure, un poison très violent.)
Sainte-Hélène, 3, 4, 5 mai
Nous nous relayons jour et nuit. Les étouffements augmentent et la fièvre aussi. Son corps est secoué en permanence par le hoquet, et Arnott lui fait avaler une potion d’opium et d’éther. La pluie bat les vitres, et il a encore la force de dire : « Nous n’ouvrirons pas la fenêtre aujourd’hui ». Le vent alizé souffle violemment, la nuit est longue, nous sommeillons sur des fauteuils dans le salon ou la pièce d’à côté, le docteur, Marchand, Aly et moi, nous faisons couler, de temps en temps, une cuillère d’eau sucrée dans sa bouche.
Vers 5 heures, il vomit de nouveau, je l’ai vu élever ses mains tremblantes et les croiser, puis elles retombent sur le lit. Nous appelons le docteur Arnott et nous l’aidons à placer des sinapismes aux pieds et des vésicatoires aux jambes et au sternum. Le jour se levait quand le capitaine Crokatt a envoyé le signal pour annoncer à Sir Thomas Reade le chef d’Etat-major et à sir Lowe que « le général » était mourant. Dans la salle à manger, installé en chapelle, l’Abbé Viliani (encore une fois le nom est trituré, car il s’agit de : Abbé VIGNALI) priait. Le soleil se leva midi sur Sainte-Hélène.
Chandellier (Chandelier, dernier cuisinier de Napoléon.), Archambault, Aly, Coursot étaient en groupe avec ma femme et Mme Saint-Denis, de chaque côté de la cheminée. On entendait seulement le battement de la pendule en or, sur la table de nuit. J’ai gagné ma chambre pour avaler des médicaments, car je souffrais énormément d’une crise d’hépatite aiguë et, quand je suis redescendu, l’Empereur criait… « De l’air, par pitié, de l’air… qu’on me transporte au jardin. » Il délirait, il hélait Desaix et Masséna : « Chargez ! la Victoire est à nous… »
Au crépuscule, nous sursautâmes en entendant le coup de canon d’Alarm Signal. Tous, même ceux qui avaient souhaité le voir partir, pleurèrent, même le docteur Arnott. On envoya à Sir Lowe un dernier message : « Il vient d’expirer ».
Le Grand Maréchal s’est agenouillé pour baiser la main de l’Empereur, ensuite, nous fîmes tous de même. Le docteur Antommarchi lui avait fermé les yeux. J’ai arrêté la pendulette qui marquait 5 h 50. Marchand a tiré les rideaux et nous avons allumé les flambeaux… Je fis entrer le docteur Arnott et le capitaine Crokatt. (Crokat, William, capitaine au 20ème régiment, officier d’ordonnance à Longwood)
Ils s’inclinèrent devant le corps. Il vint encore les deux médecins en chef, Shortt et Mitchell, celui de l’escadre et celui de la garnison, en grand uniforme, et tous deux posèrent la main sur le corps de Napoléon.
Il y eut encore la visite du chef d’état-major, Sir Thomas Reade, du brigadier général Coffin, du commissaire Denzil Ibbetson ; du côté anglais, on se montra minutieux car le gouverneur interdit que quoi que ce soit, souvenirs, objets ou écrits quittât l’Ile.
Il refusa même de laisser le cœur de l’Empereur aux mains du docteur Antommarchi.
Ma femme m’a dit que M. de Montholon avait dissimulé des papiers dans la doublure de cuir d’une valise.
Je ne sais pas ce que je dois faire de mon cahier.
5 mai
Maintenant, tout est fini. Le comte Bertrand nous a demandé, à Cipriani et à moi, d’habiller le corps de l’Empereur. Il désirait être revêtu de l’uniforme de colonel des Chasseurs de la Garde, veste et culotte de casimir blanc et l’habit vert à parements rouges. Nous avons enfilé ses bottes. Le comte Bertrand a agrafé le grand cordon de la Légion d’Honneur et la décoration de la Couronne de Fer. M. de Montholon a posé le légendaire petit chapeau sur les genoux, et puis, sur le capitonnage de satin blanc, nous avons disposé des monnaies à son effigie et quelques objets familiers.
Nous avions tous formé le vœu que le cœur de l’Empereur soit ramené en France, mais Hudson Lowe refusa. Le docteur Antommarchi voulait conserver l’estomac, mais Lowe s’y opposa aussi. Le docteur insista : l’estomac de l’Empereur pouvait être analysé et prouver la mort par un cancer du pylore. Hudson Lowe persista dans son refus, alors le docteur nous demanda de lui apporter le nécessaire de toilette de l’Empereur. Il choisit une boîte à éponges en vermeil et y enferma l’estomac à côté du cœur. Je crois que c’est le comte Bertrand qui murmura : « Même mort, il sera encore prisonnier ». Nous avons mis la boîte dans une urne d’argent, au pied du corps.
Le docteur Antommarchi aurait voulu embaumer le corps, mais on lui répondit que les produits utiles ne se trouvaient pas sur l’île et qu’il aurait fallu les réclamer et attendre l’arrivée d’un navire, alors le docteur demanda de la créosote (Créosote est le nom donné à plusieurs sortes d'huiles extraites de goudrons de bois ou de charbon ou d'une plante.) et il aspergea longuement le corps et le capitonnage de satin blanc du premier cercueil. Celui-ci était en zinc, nous le déposâmes dans le second d’acajou, puis dans le plomb et enfin dans un deuxième d’acajou. Le caveau fut formé de moellons scellés avec du ciment romain et réunis par des crampons de fer. Au-dessus de la dalle, on entassa cailloux et ciment, puis, au ras du sol, deux grandes dalles sans inscription.